L’exode

Parmi les événements marquants des débuts de la guerre sur le sol français, l’exode occupe une place particulière pour les civils. En effet, il constitua souvent le premier élément tangible de l’arrivée de la guerre et de l’invasion progressive du territoire, les Allemands poussant devant eux des cohortes de civils fuyant les bombardements, les possibles exactions et le climat général de terreur. Les premiers réfugiés venant de Belgique, du Nord de la France puis des départements voisins commencèrent à déferler en Eure-et-Loir dès la fin du mois de mai 1940 mais surtout dans la première quinzaine de juin 1940, et les témoignages sont nombreux d’Euréliens voyant défiler d’abord des voitures, puis des personnes à bicyclette, en charrette et enfin à pied, emportant avec eux le plus d’affaires qu’ils étaient en mesure de porter. Les témoignages, conservés en nombre dans les fonds des Archives départementales (fonds J.-J. François, 47 J) s’accordent tous pour décrire le chaos indescriptible, la panique et les rumeurs marquant le passage des gens qui entraînaient bien souvent après eux le départ des populations des villages traversés. Dans bien des cas, l’objectif des réfugiés euréliens comme d’une majorité de Français était de gagner la rive sud de la Loire mais ils furent souvent bloqués dans cette initiative par le bombardement des ponts (le pont le plus proche encore debout en juin 1940 était celui de Beaugency).

Pour les communes, nourrir et loger l’afflux imprévu de populations induit par l’exode constituait un véritable défi. Des centres d’accueil furent mis en place par réquisition des bâtiments communaux (écoles, gares...) voire les logements de personnes ayant elles-mêmes choisi de fuir devant l’avancée allemande, et des comités locaux de ravitaillement déployés pour tenter de gérer au mieux les ressources disponibles. Ainsi, le centre d’accueil installé à Dreux permit-il la prise en charge alimentaire et sanitaire de près de 10 000 personnes (47 J 54). Outre les locaux, les réquisitions concernèrent aussi les commerces indispensables, et notamment les boulangeries, comme en témoigne la circulaire du ministre du Ravitaillement aux préfets (21 mai 1940, 76 W 7) présentée dans l’exposition : elle autorise la réquisition de certains professionnels (boulangers, meuniers, minotiers, bouchers, charcutiers...) y compris s’il s’en trouve parmi les réfugiés, ainsi que certains établissements industriels dans le domaine de l’alimentation. Il est possible de récupérer les denrées dans les magasins abandonnés et de les confier aux organismes en charge de la distribution. Des services départementaux de ravitaillement pouvaient faire l’appoint, mais toute demande devait alors être calculée au plus juste.

Malgré l’implication forte des maires et du préfet Jean Moulin, ces mesures furent souvent insuffisantes pour que chacun puisse bénéficier de secours. Encouragés par le climat de peur et l’impossibilité pour les autorités de maîtriser une situation qui leur échappait totalement, les réfugiés, rejoints en cela par les populations locales, se livrèrent au pillage de commerces et de demeures privées.

Le département d’Eure-et-Loir revit passer en sens inverse les réfugiés à compter de la mi-juin 1940, ce qui concorde plus ou moins avec l’arrêt des combats et l’installation allemande.

Les bombardements

Les bombardements constituèrent la première manifestation militaire signalant l’arrivée imminente des Allemands, et le département d’Eure-et-Loir, à l’instar de beaucoup d’autres, ne fut pas épargné. Les bombardements ciblaient avant tout les infrastructures militaires et les constructions d’une certaine importance mais pouvaient également frapper villes et villages à l’aveuglette pour provoquer la panique et la désorganisation sur le terrain, ce qui provoquait inévitablement de nombreuses victimes parmi les civils. Les cibles identifiées en Eure-et-Loir furent logiquement les bâtiments à usage militaire (bases aériennes de Chartres et Châteaudun), mais également les ponts, gares, halles de triage et autres bâtiments logistiques. Les maires furent d’ailleurs chargés de procéder au camouflage des édifices pouvant être considérés comme des cibles par l’aviation allemande (châteaux d’eau, hangars...), consignes qui leur seront à nouveau données par les autorités allemandes en fin d’année 1940 pour se prémunir cette fois-ci d’éventuels bombardements alliés.

Si les bombardements sont focalisés sur les bases aériennes de Châteaudun et Chartres au mois de mai 1940, le début du mois de juin voit les villes de Chartres et Dreux subir plusieurs bombardements, avant que l’intégralité du département ne soit touchée par vagues successives entre le 13 et le 16 juin (Arrou, Berchères-les-Pierres, Bonneval, La Bourdinière-Saint-Loup, Brou, Chartres, Châteaudun, Châteauneuf-en-Thymerais, Epernon, Illiers, La Loupe, Lucé, Maintenon, Nogent-le-Rotrou, Prunay-le-Gillon, Saint-Georges-sur-Eure, Vitray-en-Beauce, Yèvres... figurent parmi les villes touchées durant ces quatre dures journées de bombardements).

A Chartres, la base aérienne subit plusieurs séries de bombardements très violents de mai à juin, qui finirent par déborder sur la ville à compter du mois de juin. La seule journée du 14 juin causa des dégâts considérables aux quartiers de la gare, de la place Châtelet, de l’Hôtel-Dieu et du Grand-Faubourg. A Dreux, de violents bombardements entraînèrent la destruction de la gare et de nombreuses victimes et blessés. Une délibération du conseil municipal en date du 27 août 1940 évoque près de 400 bombes tombées sur toute la ville dont 67 au niveau de la gare (Copie de délibération conservée dans le fonds Jean-Jacques François (47 J 55), non présentée dans l’exposition).

Le cas de Bonneval, bombardé les 14 et 15 juin, est également intéressant et très précisément documenté par le carnet de Mme Matz : née le 12 janvier 1878 et veuve d’un pâtissier, Fanny Matz choisit de rester à Bonneval en juin 1940 et constitue ainsi un témoin privilégié des événements qui s’y déroulèrent. Elle vit ainsi passer les évacués « en auto par centaines » à partir du 21 mai et fit, comme beaucoup, montre de solidarité en offrant de la nourriture aux soldats de l’armée française en déroute. Dès les premières alertes au bombardement le 13 juin, Mme Matz se réfugie dans sa cave. Elle est témoin des bombardements des 14 et 15 juin, puis de l’arrivée des Allemands, qu’elle relate de la façon suivante :

14 juin : 1^er bombardement vers 2 heures. Les écoles sont très touchées. Vers cinq heures nous allons voir les dégâts. 2eme bombardement. Nous allons chez Mme Alberque. En sortant quel désastre tous les carreaux cassés 2 autos flambent place Leroux. La rue Général Ferron place de l’Eglise sont les plus éprouvées, plusieurs morts.

15 juin : les commerçants sont partis aucun ravitaillement les magasins sont pillés d’abord par les soldats français, femmes de Bonneval et évacués.

Lundi 17 juin : arrivée à 11h des Allemands. Des soldats français étant restés une bataille s’est engagée de 11 heures à 4 heures ½. Nous avons vécu ces heures à la cave.

Le soir les Allemands ont dit guerre finie avec Français. Nous sommes restés 50 à 60 Bonnevalais sous le bombardement.

Les Allemands m’ont acheté tout mon chocolat il n’y en a que deux qui ont pris sans payer. Ils ont été très polis et corrects.

Vendredi 21 juin : les Allemands apposent des affiches pour le travail et l’obéissance.

23 juin : nous ne cuisons pas. Je suis allée à la messe pauvre église les vitraux sont troués de balles.

24 juin : la distribution de pain se fait à la mairie.

25 juin : le maire de Châteaudun nous assure que l’armistice est signé on nous le dit depuis le lundi soir 17 juin.

Depuis 9 heures du matin nous sommes à l’heure allemande il est 10 heures ; Le soir la circulation est permise jusqu’à 10 heures.

29 juin : nous sommes allés au jardin de Germaine il n’y avait plus rien.

Lundi 1^er juillet : 1^er marché. J’ai voulu me rendre compte du résultat. Le marché sur la grève à 1h heure allemande pas beaucoup de monde au début vers 4 heures quelques curieux pour voir les magasins pillés. Les œufs taxés 7 fr le beurre 10 fr

6 juillet : toujours défilé d’Allemands sans interruption.

8 juillet : nous avons cuit un peu et tout vendu. Le marché est toujours sur la grève il y a un peu plus de monde mais tant d’Allemands aux alentours qu’il n’y a ni beurre ni œufs.

15 juillet : on publie de camoufler les lumières.

Rien du 18 juillet au 15 septembre du 1^er au 27 octobre.

7 novembre : je me suis mise du syndicat de Chartres il n’y a que ce moyen pour être à peu près ravitaillés.

Ces bombardements meurtriers causèrent la mort de 32 personnes, dont une liste est présentée dans l’exposition. Plusieurs des victimes décédèrent à l’hôpital psychiatrique de Bonneval, qui servit à la prise en charge d’urgence des blessés. Le carnet présenté dans l’exposition, issu des collections de l’association des Amis de Bonneval, témoigne du traumatisme subi par les victimes et dresse une description aussi précise que glaçante des blessures que pouvaient infliger les bombardements.

Au-delà du cas, bien documenté, de Bonneval, le nombre réel de victimes des bombardements en Eure-et-Loir pendant les journées de juin 1940 est impossible à déterminer avec certitude, les sources concordant rarement entre elles, aussi serait-il imprudent de se risquer à avancer ne serait-ce qu’une estimation du nombre de victimes ou un inventaire des dommages matériels causés par les bombardements. Le chaos ambiant des journées de juin, les combats sporadiques opposant troupes françaises aux Allemands, les bombardements, les potentiels règlements de comptes et troubles liés à l’exode rendent très complexe toute forme de traçabilité sur les causes de décès par mort violente survenus à la mi-juin 1940 dans le département.

Vitrine 3